UNIVERSITÉ DU MANS, le 16/05/2023

 

UNIVERSITÉ DU MANS, le 15/05/2023

Zoé Moreau : Alors je vais vous demander de vous présenter, votre nom, prénom, pronoms utilisés, d’où vous venez, où est-ce que vous travaillez ?

Angelina Étiemble : Alors donc je suis Angelina Étiemble. Mon pronom usuel c’est « elle ». Je suis de nationalité française. Je suis aujourd’hui enseignante chercheuse maîtresse de conférence à l’Université du Mans, en STAPS. Mon laboratoire actuel c’est ESO, Espace et Société. C’est une UMR qui dépend du CNRS. Au niveau de mes recherches, je suis assez âgée, je suis de 1967 donc j’ai quelques années voire décennies derrière moi. Mon travail de thèse portait sur l’immigration marocaine en France. Je me suis intéressée et je continue à m’intéresser aux processus de minorisation des enfants d’immigrés. Comment ce processus de minorisation influence le processus de socialisation, les constructions identitaires. J’étais dans un laboratoire qui s’appelait Centre d’Étude sur les Relations Interethniques et les Minorités, le CERIEM. Très tôt je me suis intéressée à toutes ces questions de minorisation liées à l’origine ethnique réelle et supposée et au genre. Même si on ne nommait pas le genre de la même façon autrefois, on parlait plutôt de sexe ou de rapports sociaux de sexes.

Zoé : Cette thèse, vous l’avez fait dans quelle discipline ?

Angelina : En sociologie. J’ai fait tout mon parcours en sociologie. Après la thèse, mon parcours de recherche s’est construit un peu en parallèle. À l’époque en DEA, qui correspond au Master 2, j’avais une allocation, j’ai été boursière. Par contre, je n’ai pas eu d’allocations pour financer ma thèse, ce qui veut dire que très vite j’ai dû travailler pendant ma thèse. À cette époque, on était quelque uns et quelques unes, plutôt quelques unes, à être dans la même situation. On s’était organisées en association pour mener des recherches en sociologie. J’ai fait pendant beaucoup d’années de la recherche contractuelle. On répondait à des appels à projets, des appels d’offres pour mener des recherches en sociologie et dans nos champs de recherche respectifs. En même temps, je travaillais ma thèse et je menais des travaux. Donc c’est difficile de vous dire l’après thèse parce que dès ma thèse, j’ai commencé à faire des recherches. Toujours en lien avec des immigrations diverses. Pendant un an avec une collègue, on s’était intéressées à une association qui accueillait depuis les années 1970 environ, dans tout le grand ouest de la France, des demandeurs d’asiles. On avait fait de l’histoire de ces centres d’accueil. C’est ce qui nous avait amené à rencontrer des populations diverses et variées. J’avais fait ensuite un travail en réponse à un ministère pendant quelques années, quatre-cinq ans, sur les réfugiés tamouls du Sri Lanka. Avec des interrogations différentes mais qui tournaient quand même à la fois sur les processus de minorisation et les processus d’intégration, en lien avec les spécificités des populations. Là par exemple, j’avais beaucoup travaillé sur la manière dont les tamouls du Sri Lanka s’installaient en France, complètement phagocytés par les Tigres ou tentant de leur échapper. Ensuite, à la fin des années 1990, début des années 2000, on commençait à parler d’une population qu’on appelait alors les « mineurs isolés étrangers », qui sont dénommés mineurs non accompagnés. J’étais l’une des pionnières à avoir travaillé de manière scientifique auprès de cette population pour mieux la connaître et surtout m’intéresser aux pratiques d’accompagnement, pratiques différenciées selon les territoires, selon les raisons qui amenaient ces adolescents. Donc toujours cet intérêt pour la catégorisation des populations qui véhiculent tout un ensemble de représentations. Là par exemple, c’était « est-ce que ce sont des enfants ? », « est-ce que se sont des enfants comme les autres ? ». Aussi voir est-ce qu’on réagit de la même façon selon si ce sont des filles ou des garçons. Après la thèse j’ai aussi continué à tirer des fils sur la question des mariages forcés, les nuptialités et tout ce que l’on pouvait véhiculer comme représentations sur les femmes issues de l’immigration. J’ai aussi beaucoup travaillé sur l’histoire des immigrations et sur la mémorialisation, la patrimonialisation des immigrations. Ça a abouti à des publications et aussi au fait d’avoir été aussi co-commissaire d’une exposition. Ça, c’est quelque chose qui m’a beaucoup tenu à cœur et j’ai dû laisser ça entre parenthèses parce qu’on ne peut pas tout faire. Mais j’ai vraiment beaucoup pris de plaisir à travailler ces axes de recherche qui sont pour moi essentiels. Quand j’ai été recrutée en STAPS, je me suis plus particulièrement intéressée aux activités physiques et sportives avec toujours les mêmes angles d’attaque, la question de l’altérité dans le sport, qu’elle soit une altérité pensée de manière ethnique, raciale ou de genre.

Zoé : Quand vous êtes rentrée en STAPS vous avez postulé pour enseigner la socio ? C’était en lien avec vos travaux sur le corps ? J’essaye de tisser des ponts avec le STAPS.

Angelina : Alors moi, je ne suis pas forcément un bon exemple, j’ai un parcours très linéaire jusqu’à la thèse et puis ensuite les choses s’éclatent. Mais il y a beaucoup de chercheurs et de chercheuses qui sont dans mon cas. J’ai fait partie de ce qu’on a appelé, il y avait même un collectif à l’époque qui s’était mis en place, « les intermittents et intermittentes de la recherche », pour montrer la difficulté à s’insérer en tant que chercheuse et chercheur dans un monde académique où il y a peu de place. Je suis arrivée en STAPS sur une proposition d’un collègue qui montait à l’époque une nouvelle formation. Je suis arrivée d’abord en contractuelle et puis ensuite au bout de quelques années, il y a eu des recrutements. Notamment pour un poste de MCR, maître de conférence, sur le genre et les minorités. J’ai postulé et puis j’ai été retenue sur le poste. C’est en arrivant en STAPS, que je me suis en quelque sorte formatée au champ sportif que je ne maîtrisais pas forcément beaucoup, à quelques exceptions près. Par exemple, quand je parlais des réfugiés tamouls, c’était intéressant de voir comment ils mobilisaient les Jeux olympiques pour faire valoir leur cause, menant leurs propres JO. Il y avait des entrées un peu comme ça. Effectivement sur les mineurs, j’avais pu repérer que pour certains, on leur avait fait miroiter des entrées dans des clubs sportifs et ils s’étaient ensuite retrouvés sur le carreau. En arrivant en STAPS, j’ai commencé à travailler à la fois de manière très générale sur la place des femmes dans le sport, sur les questions de discriminations sexistes et homophobes dans le sport et puis plus récemment, sur la gouvernance, la place des femmes dans la gouvernance des clubs.

Zoé : Et aujourd’hui vous continuez à travailler sur ces deux versants ?

Angelina : Alors sur les questions de migrations, j’essaye de faire du lien mais ce n’est pas toujours évident parce que j’ai aussi d’autres casquettes. Je suis chargée de mission égalité à l’Université du Mans et ça me prend beaucoup de temps. Il y a beaucoup à faire. L’idée c’est qu’on ne peut pas être spécialiste de tout et on peut trouver des passerelles. Par exemple, sur la question migratoire, j’ai vu comment le sport est de plus en plus mobilisé pour entre guillemets « construire de la citoyenneté » avec des publics migrants, dont pour beaucoup des MNA ou des jeunes adultes anciens mineurs. On est obligé malgré tout de resserrer son champ. Comme je vous le disais, mon grand regret c’est de ne pas pouvoir actuellement poursuivre mes travaux sur les histoires des immigrations, sur la patrimonialisation. J’ai dû vraiment mettre entre parenthèses. Je n’ai même pas encore pu valoriser mes travaux pour faire des publications. J’ai déjà beaucoup à faire pour valoriser et publier. Je recentre aussi mes travaux actuels sur la question des femmes et du champ sportif, en élargissant à des questions de genre. C’est plutôt aujourd’hui mon domaine principal de recherche, faute de temps. Après, je fais des pas de côté.

Zoé : Vous parliez de vos recherches sur le genre, que vous aviez commencé à vous y intéresser tôt, en socio. Est-ce que vous avez des choses à dire à ce sujet ?

Angelina : Alors j’ai quasiment mené tous mes travaux universitaires, dès la licence, au prisme du genre, même si on n’employait pas aussi fortement la notion même de genre mais elle était déjà présente dans ma thèse par exemple. J’allais interroger les rapports de pouvoir, les rapports de domination, comment ils se combinaient, liés à l’origine et au sexe. Il faut aussi expliquer que j’étais dans un laboratoire à Rennes qui travaillait beaucoup avec le Québec. Chaque année, on avait des journées où il avait des rencontres de chercheurs et chercheuses, avec ces origines fortes québécoises, où cette question du genre était déjà là. C’était super. Je pense que j’ai été baignée dans toutes ces choses-là. J’ai grandi avec Colette Guillaumin, toutes ces chercheuses, même si dans mon laboratoire on mettait davantage en avant la question de l’origine ethnique, les minorités ethniques et raciales. C’était évident pour moi de mobiliser ce concept. Dans les années 1990, on parlait déjà de genre, des rapports sociaux de sexe, mais c’est vrai que ces quinze-vingt dernières années, ça a explosé. Aujourd’hui, c’est quasiment impossible de ne plus avoir ce prisme-là, de ne pas l’adopter ou en tout cas de ne pas s’y référer.

Zoé : D’accord. Du coup vous vous diriez que travailler avec ce concept de genre ça a facilité vos projets de recherche plutôt que ça ne les a contraints ?

Angelina : Je n’ai pas forcément pensé comme ça. Mon entrée généralement par rapport aux appels à projets c’était plutôt « minorité ethnique » mais de fait, dans le projet tel qu’il se construisait, ça ne pouvait pas se faire sans penser « genre » en même temps. Il y avait peu d’appels à projets avec une entrée genre spécifique. En tout cas moi, dans mon domaine de recherche, ça ne se pensait pas comme ça même si j’ai mobilisé cela. J’étais dans une sociologie, celle des immigrations, qui était déjà une sociologie minoritaire en France dans les années 1980-1990. Il y a des objets comme ça qui sont minorisés et c’est le cas en quelque sorte de l’immigration. Donc le genre n’était pas une difficulté complémentaire.

Zoé : D’accord. Et au niveau des financements. Tout à l’heure, vous avez parlé du fait que pendant votre thèse vous étiez dans une association. Aujourd’hui, ça se fait encore ?

Angelina : Oui. Je connais encore beaucoup de jeunes qui n’ont pas d’autres choix quand il n’y a pas de financements, que ce soit pour des projets dans leur thèse mais aussi quand ils veulent poursuivre leur activité de recherche, que de se créer en association. Dans ma période, on était au moins trois ou quatre collectifs avec des statuts différents et qui poursuivaient un travail de thèse ou de recherche pour différents types de commanditaires. Il y a parfois des collectifs qui vivent encore et qui ont une vraie reconnaissance institutionnelle. Certains de ces collectifs commencent à se faire connaître, sont des références. Dans l’idéal, quand on fait une thèse, c’est d’avoir un financement, une allocation de recherche. D’ailleurs aujourd’hui on ne peut plus faire de thèse sans financements mais ils peuvent être privés. Si vous dites j’ai un boulot, ce qui était mon cas, qui me permet de mener ma thèse. J’ai été allocataire, j’ai été attachée temporaire d’enseignement et de recherche une année avant la fin de ma thèse et une année après. Ça, c’est des financements quand même aussi intéressants. Mener une recherche sans financements aujourd’hui, c’est mission impossible. Idéalement, c’est de pouvoir décrocher une bourse de thèse ou un financement spécifique à la thèse. Aujourd’hui, même quand on est à l’université comme moi, on a une petite dotation qui va nous permettre de faire quelques déplacements, d’acheter quelques livres mais c’est une dotation telle qu’on ne peut pas vraiment mener un projet de recherche, donc ce qui veut dire que le financement de la recherche ne peut se faire qu’à partir du moment où on répond à des appels à projets. Ces appels à projets peuvent venir de ministères, ça peut être des appels à projets européens, il y a l’ANR, enfin voilà, il y a des gros appels à projets récurrents. On peut avoir des appels à projets de collectivités. Il peut y avoir des appels à projets beaucoup plus ponctuels de collectivités, comme par exemple la ville de Paris. On peut aussi répondre à des appels à projets issus de fondations comme la Fondation de France. Mais mener une recherche sans financements, c’est compliqué. Selon les disciplines, c’est plus ou moins compliqué. En histoire, on peut se dire qu’on va travailler sur des archives qui sont de plus en plus numérisées, ce qui peut limiter les déplacements. On peut aller dans des centres d’archives donc il y a quand même quelques déplacements, mais ce n’est pas de même proportion quand on fait des enquêtes de terrain où on peut se déplacer en France ou à l’étranger. La difficulté aussi c’est qu’aujourd’hui, pour le financement de la recherche, on demande souvent des projets internationaux donc des contributions internationales, mais il faut pouvoir assumer les dépenses liées à ce type de déplacement.

Zoé : Est-ce qu’un chercheur ou une chercheuse peut ne pas trouver d’appels à projets, se retrouver sans projet ? Pendant longtemps ?

Angelina : Oui, bien sûr. Ça dépendra du contexte mais on passe beaucoup de temps à répondre à des appels à projets. Enfin moi par exemple, c’est assez confortable, mais quand j’étais chercheuse contractuelle dans une structure associative, quand on répondait et qu’on avait une réponse positive, c’était super. Quand on n’avait pas de réponse positive, ça voulait dire chômage. C’est pourquoi on revendiquait comme beaucoup d’autres le statut d’intermittent de la recherche. À l’instar des intermittents du spectacle, on aurait souhaité aussi que le temps des réponses aux appels à projets soit pris en compte. Évidemment, ça n’a jamais pu être reconnu. Après, on prend l’habitude mais ça veut dire que quand on répond à un appel à projets, on fait une demande de financements qui prend en compte toute la préparation, mais ça c’est un apprentissage, une expérience. Il nous a fallu des années pour acquérir cette expérience que j’ai pu ensuite valoriser à l’université. Je distingue donc quand on est chercheur-chercheuse, quand on est dans des petites structures telles que je vous le décris où là effectivement, on peut répondre à des appels à projets, mais c’est pas certain qu’on ait des réponses positives et c’est pour ça qu’on répond à plusieurs appels à projets. Quand on est à l’université comme moi, je peux répondre à un appel à projets qui est négatif. Je suis déçue, c’est beaucoup d’énergie, beaucoup de temps mais je sais quand même que j’aurai mon salaire. Très souvent dans la recherche, quand on a un retour, généralement où on nous dit « le projet n’est pas retenu pour telle ou telle chose », on sait qu’il y aura à peu près le même type d’appel à projets l’année suivante. On retravaille et on propose à nouveau. Ça veut dire que parfois on propose une réponse retravaillée une fois, deux fois, trois fois en se disant « bon à un moment donné on a tellement retravaillé que ça va marcher ». Et c’est vrai que ça arrive, ça marche. On est quand même incité beaucoup à répondre à des appels à projets pour financer nos recherches. C’est absurde, mais des fois on est tellement pris sur plein de choses qu’on n’a même pas le temps de dépenser nos sous parce que les délais sont là. Ce n’est pas forcément évident mais on peut être quelques mois sans avoir un projet, en tout cas financé. Par exemple moi là, je travaille un projet, je suis sur une activité de recherche mais qui n’est pas financée. Je le fais un peu en free-lance, parce que ça me plaît, parce que je le fais à mon rythme et puis quand je verrai qu’il y a un appel à projets qui correspond, j’aurai déjà bien travaillé.

Zoé : D’accord. Et qu’est ce qui fait que le projet peut être refusé ? Et est-ce que vous pensez qu’il y a des sujets qui sont tabous ?

Angelina : J’ai du mal à répondre à cette question. Je ne suis pas certaine qu’il y ait des sujets tabous aujourd’hui. Des sujets sensibles oui, il y en a toujours. Je dirai plutôt qu’il y a des sujets à la mode, d’actualité. C’est intéressant de voir sur une période donnée quels sont les sujets, les appels à projets, qui sont très liés aux actualités, aux préoccupations sociétales. Je parle au nom de ma discipline, la socio. Il y a des sujets qui vont être moins porteurs, je dirai plutôt ainsi, parce que ce n’est pas dans l’air du temps. Peut-être parfois, on est trop en avance sur le temps, parfois on est en retard, mais c’est un peu ça la configuration. En tout cas, les financements ne sont pas orientés sur certains projets donc ce sera par exemple difficile de financer une thèse. Parce que c’est intéressant aussi quand on répond à des gros appels à projets, ce qui nous importe souvent c’est de pouvoir décrocher une bourse de thèse ou un post doc.

Zoé : D’accord. Quels conseils avez-vous pour des masteurant.es qui veulent s’orienter vers la recherche ? Et dans une perspective fondée sur le genre ?

Angelina : Je dirai d’abord de manière positive, contrairement à il y a trente-quarante ans, certain.es faisaient bien des recherches en mobilisant le genre mais c’était moins évident. Aujourd’hui, comme je vous le disais, dans toutes les perspectives de recherche, même dans les sciences dites dures, on ne peut pas faire l’impasse sur ça. Que ce soit dans les équipes de recherche, dans les sujets, il y a toujours cette sensibilisation ne serait-ce que parce que les financements sont souvent des projets européens et qu’en Europe, on est à la pointe sur ces sujets. Ça, c’est plutôt positif. Parce que désormais, le prisme du genre est incontournable. Maintenant, les conseils c’est peut-être de ne pas se précipiter trop. Voir les calendriers, les échéances. Des fois, on peut candidater sur une bourse, un projet, mais il faut s’assurer qu’on n’est pas hors délais au moment où on a soutenu son master. Donc ne pas se précipiter et ne pas perdre de vue qu’il y a des échéances à ne pas rater. Soumettre si on a déjà des projets de thèse à des chercheurs-chercheuses dans des laboratoires qu’on aurait repérés au cours de son master. Pendant le master, si c’est possible, voir s’il y a des colloques, des séminaires et y assister, repérer les labos, faire preuve de curiosité. Ça, c’est important, de ne pas rester dans son coin, être dans du réseau. Ne pas hésiter à participer à un séminaire d’un labo sur une thématique qui nous intéresse, à se faire connaître. La question du financement est inévitable. Des projets de thèse, des bourses il y en a, mais pas énormément non plus. Il y a des financements CIFFR et parfois, il faut être un peu à l’initiative en tant que futur.es doctorant.es. Moi par exemple, je co-encadre une doctorante qui est dans un financement de thèse CIFFR et qui avait pris les devants. Elle connaissait quelques entreprises, notamment une qui correspondait assez à son projet de thèse. Ensuite on a pu faire un montage. Du coup, elle a eu un financement de trois ans. Ces montages-là sont intéressants. Après, ils existent plus ou moins selon les disciplines. C’est vrai qu’en socio, en anthropo, on va les trouver peut-être un peu plus facilement que dans d’autres disciplines mais encore, ça peut être travailler avec un musée… Il y a plusieurs solutions envisageables.

UNIVERSITÉ DE BRETAGNE OCCIDENTALE, le 10/05/2023

 Charlotte Carlu :  Pouvez-vous vous présenter ?

 Fátima María Rodríguez :  Je m’appelle Fátima María Rodríguez, je suis professeure d’université à l’Université de Bretagne Occidentale et spécialiste de l’Amérique latine, je traite en particulier des sujets sur le genre.

 Charlotte :  Pourriez-vous nous donner votre nationalité et lieu de recherche géographique ?

 Fátima :  Je suis de nationalité espagnole et je fais partie de l’école doctorale de Rennes-Brest.

 Charlotte : Pourriez-vous nous en dire un petit peu plus sur votre profession et votre poste, ce que vous exercez, peut-être comment en êtes-vous arrivée là au niveau de votre parcours ?

 Fátima : J’ai exercé pendant une vingtaine d’années à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, je me suis ensuite dirigée vers une université plus petite, disons à taille humaine. J’ai fait ma thèse en littérature comparée d’Amérique latine sur deux écrivaines, une Argentine, une écrivaine de l’exil et une autre Portoricaine de la même génération. J’ai fait une sorte d’étude analytique de leurs œuvres, ce que j’appelais à l’époque un voyage analytique, il s’agit de mon doctorat. Après cette sorte de préambule de recherche, j’ai acheminé ma réflexion vers des problématiques de genre en Amérique latine, que ce soit par rapport à la redécouverte d’écrivaines d’une période qui va des années 20, du XXème siècle au XXIème siècle, par le travail analytique sur des œuvres à la lumière des études de genre. J’essaie surtout de retrouver des textes qui ont eu une certaine transcendance à l’époque, même d’un point de vue social et politique. Il existe des écrivaines qui sont des femmes politiques qui ont été éditées, que ce soit dans des revues, que ce soit sous forme monographie, je les étudie. C’est le gros de ma recherche pour simplifier.

 Charlotte : Actuellement faites-vous partie d’un laboratoire, et si oui duquel ?

 Fátima : Oui je fais partie du laboratoire HCTI, Héritage & Création dans le Texte et lmage, situé dans le secteur Brest. Je suis aussi associée à d’autres laboratoires, notamment à mon laboratoire d’origine à Toulouse Jean Jaurès en tant que chercheuse associée, je participe à des jurys, des comités de sélection et à des manifestations scientifiques. Il s’agit du laboratoire CEIIBA, Centre d’Études Ibériques et Ibéro-Américaines.

 Charlotte : Sur quoi portent vos travaux de recherche actuels ? Êtes-vous sur les mêmes thématiques ou êtes-vous sur des thématiques spécifiques ?

 Fátima :  J’ai gardé la même thématique, je suis quelque part contrainte par mes propres sujets, les axes principaux de ma recherche. Je l’élargis vers la question de l’exil, femmes et exil ou genre et exil, et même ce que l’on appelle “insilio”, l’ « insil », l’exil intérieur. J’élargis ma recherche initiale de manière constante vers la littérature de l’exil, conditionnée par l’axe de recherche et l’équipe à laquelle je suis intégrée à l’HCTI, qui est une équipe pluridisciplinaire qui travaille autour de la mémoire et l’exil, dans différents contextes.

 Charlotte : Justement, êtes-vous rattachée à une discipline particulière puisque vous parlez de pluridisciplinarité, ou êtes-vous rattachée à différentes disciplines ?

 Fátima : En effet, je suis rattachée à plusieurs formations comme ça arrive souvent maintenant pour beaucoup de professeur·es d’université. Du point de vue pédagogique, je suis rattachée à plusieurs formations master, quatre formations dont deux professionnelles et en fonction aussi de ma discipline, je travaille dans un master à l’INSPE (Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation), en master MEEF pour la préparation du CAPES, parcours espagnol. Je travaille aussi dans un master Texte, image et langue, qui est un master pluridisciplinaire à l’Université de Bretagne Occidentale. Je travaille dans un master genre, et aussi dans un autre master professionnel de management de projet pour le secteur culturel.

 Charlotte : Les articles que vous publiez ou les travaux que vous menez sont-ils toujours autour de la thématique de l’exil ?

 Fátima :  Je travaille aussi sur l’image, j’essaie d’associer images et genre, j’ai cofondé un dispositif qui m’a amené à travailler, soit à monter des colloques où l’image était très importante, soit à monter des manifestations scientifiques comme des expositions. Nous avons monté une exposition autour des queer, en coopération avec le lycée, dans les Amériques surtout. Nous avons monté des expos d’artistes femmes de différents pays. C’est sur des supports différents, mais tant que faire se peut autour des mêmes thématiques, pas uniquement, mais disons à 80%.

 Charlotte : Quand avez-vous décidé de mener vos recherches sous le prisme du genre et de quelle façon ? Avez-vous eu un déclic particulier ?

 Fátima : Ça s’est fait progressivement, j’ai soutenu ma thèse en 1990 et les études de genre étaient mal vues, culturellement ça vient des États-Unis. On commençait tout simplement par essayer de récupérer des œuvres, des corpus qui étaient méconnus, qui n’étaient pas travaillés et qui avaient été très importants dans leur contexte spatio-temporel.  Dans le contexte latino-américain, hispanique en général, ça s’est fait par la récupération de textes, ce qui a donné par la suite la traduction de ces textes par toute une équipe à Toulouse, puis la publication de ces textes traduits, ce qui fonctionne toujours au sein du CEIIBA. Ça a été pas mal pour la diffusion de ces œuvres-là, souvent ce sont des textes féministes, pas uniquement des œuvres de fiction ou des essais. Ça a démarré comme ça et progressivement, au fur et à mesure que les études de genre se développaient, en France en particulier et en Amérique latine, c’est en tant qu’équipe qu’au fil de l’eau nous nous sommes enrichi.e.s de ces travaux, on a apporté aussi notre petite contribution. Il y a différentes orientations au sein de cette équipe, des collègues portaient sur les études culturelles ou interculturelles, d’autres collègues portaient sur les études de genre, iels se sont formé·es aux États-Unis, fin des années 80. Pas mal de collègues travaillaient dans la sociocritique, il y a différentes orientations de recherche, de méthodes aussi qui ont un certain nombre de points communs. Voilà globalement ce à quoi je me consacre.

 Charlotte : En quoi cette approche liée au genre a-t-elle pu être facilitatrice pour vous ou au contraire constituer parfois, peut-être, un obstacle dans vos projets de recherche ?

 Fátima : Je ne dirai pas que c’est un obstacle, mais que c’est un cheminement assez lent et assez laborieux. Ce n’est pas un obstacle, mais dans les premiers temps, je parle des années 80, lorsque j’ai fait mon DEA, j’ai commencé en 1986, et c’était quelque chose d’assez insolite on peut dire. Je crois avoir été, en 1990, ce qui n’est pas si loin que ça historiquement, la première doctorante à soutenir devant un jury composé uniquement de femmes. Ça a même été critiqué alors que c’était tout à fait naturel de voir des jurys composés uniquement d’hommes, on ne voyait que ça. C’est une anecdote, mais il faut quand même savoir qu’il était tout à fait courant, dans les jurys de lettres en général, de thèse. C’était donc insolite un jury composé uniquement de femmes, la question de la parité à l’époque n’apparaissait pas du tout. Ce sont donc des choses quand même assez récentes, ça paraît très loin de nous et tout a évolué assez vite par la volonté des collègues, des équipes, par la formation, surtout en sociocritique, la France était une école de sociocritique pour les États-Unis, en particulier Edmond Cros. Il y a donc eu pas mal de contrats de mobilité vers certaines universités nord-américaines et il y a eu comme un enrichissement mutuel, à partir de la sociocritique littéraire, d’autres chercheurs et chercheuses engagé.e.s dans les études de genre là-bas. Quand iels revenaient, ça a toujours été une sorte de dynamique qui était très positive. 

 Charlotte : L’approche liée au genre est donc pour vous plutôt facilitatrice plus qu’un obstacle…

 Fátima : Facilitatrice par rapport à des centres d’intérêt, mais pas par rapport aux études hispaniques, parce qu’il faut dire qu’il y avait déjà une hiérarchie quand j’ai soutenu ma thèse, il y avait une hiérarchie entre les études hispaniques “parcours Espagne” et les études hispaniques “parcours Amérique latine”. L’Amérique latine était un contexte de recherche assez nouveau, c’était considéré comme inférieur pour les spécialistes du Siècle d’or espagnol ou du Moyen-Âge, dans la hiérarchie c’était inférieur au monde péninsulaire et ça se reproduisait dans les faits. Du point de vue du cursus universitaire, c’était plus un désavantage. Pour une femme universitaire à l’époque, ce n’était pas très reconnu, pas considéré comme très sérieux.

 Charlotte : J’ai plutôt une question autour du financement et les conditions concrètes de la recherche en étude sur le genre, votre recherche aujourd’hui est financée comment ?

 Fátima : Elle est financée comme celle de tous les membres de mon équipe principale, c’est-à-dire en forfait, chaque laboratoire de recherche dans les universités a un forfait qui est partagé en fonction souvent du statut des chercheuses et des chercheurs. Quand on reçoit des invitations, ce sont les universités partenaires ou les universités d’accueil qui payent.

 Charlotte : C’est de l’argent de l’État au niveau des universités ?

 Fátima : Oui c’est de l’argent provenant de la caisse des universités, l’État a une dotation pour les universités. Par exemple pour les manifestations scientifiques que je peux monter, ou d’autres collègues, il y a des aides des collectivités territoriales aussi.

 Charlotte : Pensez-vous que l’on peut mener aujourd’hui des recherches sans financement ou est-ce plus compliqué ?

 Fátima : C’est plus compliqué, pour l’américanisme c’est pratiquement impossible, il faut de l’argent pour se déplacer, il faut penser qu’un billet pour les Caraïbes ça coûte plus de 1000 euros, pour l’Amérique du Sud c’est plus de 2000 euros, rien qu’un billet, donc financièrement, il faut assurer ne serait-ce que le voyage déjà, plus le séjour, si l’on travaille sur les archives, ce qui a été mon cas pendant longtemps. Il est très difficile de s’autofinancer, même au niveau du doctorat. Ça dépend des secteurs de recherche aussi et des sujets.

 Charlotte : Par rapport à la recherche en général, et par rapport au financement, y a-t-il certains sujets qui sont tabous ? 

 Fátima :  Pas au niveau des laboratoires que j’ai fréquentés. Dans le laboratoire de Toulouse, tous les sujets en rapport avec le genre sont encouragés, puisque c’est un laboratoire très marqué par les études sur le genre et les études de genre. Sur les manifestations scientifiques qui ne sont pas déclarées de genre, il y a quand même des difficultés de la part souvent des collègues historien.nes ou des collègues très, très disciplinaires à associer les études de genre, parfois il ne comprennent pas le véritable combat, c’est plus une incompréhension et de ne pas avoir l’habitude de travailler comme ça.

 Charlotte : Si l’on est financé.e par un organisme en particulier dans une université, ces organismes peuvent-ils rendre certains sujets tabous et intervertir dans la recherche ?

 Fátima : En lettres, les organismes interviennent déjà tellement peu que c’est déjà en soi un tabou. Ils interviennent dans des disciplines qui peuvent être rentabilisées, en géographie, en sciences. En lettres, il y a très peu d’intervention du secteur privé, donc c’est difficile de livrer tout ça parce qu’il n’y participe pas beaucoup.

 Charlotte : Avez-vous des conseils pour les masteurant.es d’aujourd’hui ou même les futur.es masteurant.es qui souhaiteraient effectuer une thèse et s’orienter vers la recherche dans une perspective de genre ?

 Fátima : Je leur dirai d’y aller, de s’engager toujours dans ses propres centres d’intérêt, dans une recherche qui correspond plus ou moins avec sa propre vie, sa propre vue des choses. Pour ça, je suis positive, même si “on galère”, ça vaut vraiment la peine. Quand moi-même ou les gens qui me sont vraiment proches avons engagé une thèse, il n’y avait pas de subvention. J’ai eu un poste d’ATER¹ à un moment, et d’assistante associée à l’époque – c’est à peu près la même chose maintenant – la dernière année de ma thèse. Ce qui m’a aidé pour rédiger, mais tant que j’ai fait mon DEA et la thèse par la suite, ce qui constitue quand même cinq ans, je n’ai eu quelque chose qu’au bout des cinq ans, donc c’était un autofinancement. Ma sœur aussi, ma sœur a été PRAG². Ce qui n’arrange pas la chose parce qu’elle faisait 400 heures d’enseignement pour un sujet qui était très dur à traiter, qui demandait d’aller dans des archives, en Espagne. Elle était dans un autre domaine mais c’est pareil pour la littérature, c’est aussi très dur. Mais je pense que ça vaut vraiment le coup donc j’encouragerai les étudiantes et les étudiants à travailler sur ces sujets car il y a beaucoup à faire et que ça évolue bien. Quand on fait un master de ce type c’est vraiment parce qu’on est motivé.e, que ce soit pour travailler dans le domaine, plus que dans d’autres masters, ou que ce soit pour engager une recherche. Je n’aime pas donner de conseil, mais pour ça je serais vraiment très encourageante.

1 Attaché.e temporaire d’enseignement et de recherche.

2 Professeur agrégé.e de l’enseignement du second degré français.